éléments stratégie russe

                                                                ELEMENTS DE REFLEXION AFIN D'APPREHENDER LA STRATEGIE DE LA RUSSIE 

Depuis l’effondrement de l’URSS, pour Moscou, la confrontation avec l’Occident et la compétition géopolitique se poursuit.

. Au plan extérieur, Moscou tente de limiter les dégâts du monde unipolaire qui suit la fin de la Guerre froide, période où elle subit une marginalisation et où elle s’efforce de créer à l’international un ordre multipolaire afin de rester dans les grandes puissances. Selon Moscou, l’Occident s’oppose à ce que la Russie recouvre son statut de puissance.

. Au plan intérieur, l’Occident tente d’imposer des valeurs politiques et économiques qu’il considère comme universel.

Depuis le début des années 2000, la compétition stratégique avec l’Occident connaît une escalade : la situation de la Russie s’améliore.

L’Alliance atlantique s’étend vers l’Est :

. intégration d’anciens Etats membres du pacte de Varsovie

. intégration des pays baltes, anciennes républiques soviétiques

Moscou voit s’affaiblir sa force nucléaire en même temps que son infériorité conventionnelle. Les Etats-Unis se retirent unilatéralement du traité ABM – Anti-Balistic Missile – déploient des systèmes de défense antimissile et s’équipent de capacités de frappe planétaire – Prompt Global Strike.

Le rapprochement occidental avec l’Ukraine et la Géorgie inquiète Moscou qui le considère comme une ingérence. En 2008, lorsque Moscou recourt à la force contre la Géorgie, la confrontation change de caractère : cette guerre qualifiée de succès stratégique est du point de vue opérationnel et tactique un fiasco mais elle constitue une rupture fondamentale entendu qu’elle est l’illustration du déclin de la puissance conventionnelle depuis l’effondrement de l’URSS – dissuasion globale s’appuyant sur les armes nucléaires stratégiques et dissuasion face aux agressions conventionnelles régionales sur les armes nucléaires tactiques.

Identification de défaillances -

. la faiblesse de l’arsenal de munitions guidées de précision et des moyens de confrontation dont dispose l’armée russe

. l’obsolescence des capacités dites C4ISR (Command, Control, Communications, Computer, Information, Surveillance, Reconnaissance), donc incapacité de mener des opérations dans le champ de la guerre en réseau (Network-Centric Warfare)

. l’incapacité des forces au sol à mener des opérations combinées

Pirncipal objectif défini par Moscou -

. reconstruire et moderniser ses forces conventionnelles suite à 20 ans de déclin

. rapprocher les forces russes de l’idéal type du « complexe reconnaissance-frappe » (reconnaissance – strike complex)

Il en résulte un changement de paradigme : la stratégie russe constitue alors une rupture avec la doctrine classique. Les arsenaux nucléaires se conjuguent désormais avec d’autres formes non nucléaires et non militaires mais d’influence stratégique.

LA « DOCTRINE GUERASIMOV » 

Les Occidentaux désignent par l’expression « doctrine Guerasimov » le nouveau cadre conceptuel et doctrinal, en référence à un discours que le général Guerasimov prononce en 2013 en qualité de chef d’état-major des armées russes où il invitait les responsables militaires à penser le nouveau concept de la guerre. A souligner qu’il ne s’agit pas d’une doctrine écrite mais d’idées en constante évolution de la communauté stratégique.

Guerasimov esquisse le nouveau régime de conflictualité et appelle au développement d’une théorie pour accompagner la modernisation des armées. A noter que ses idées ne sont pas nouvelles, il reprend nombre d’idées des années 2000 sous l’expression de guerre de nouvelle génération.

Traits caractéristiques de la doctrine Guerasimov -

. l’appel à fusionner dans un ensemble opérationnel tous les outils militaires, conventionnels, sous-conventionnels et non conventionnels ie nucléaires car l’arsenal nucléaire s’il est une condition nécessaire du succès opérationnel n’est pas seul suffisant

. les outils militaires sont associés à des formes non militaire d’influence à l’instar de la diplomatie, l’économie, les moyens d’information et de propagande etc...

Pour illustrer cette approche, l’on fait référence au comportement des Occidentaux pour changer le régime en Libye ou en Syrie. Moscou considère qu’il s’agit d’une guerre hybride, une forme de subversion qui combine le chaos et l’emploi de moyens militaires réguliers et irréguliers. Cette vision met l’accent sur les deux dimensions de la guerre informationnelle : la dimension cognitive-psychologique et la dimension digitale-technologique, ce qui inclut la guerre électronique et les opérations cybernétiques.

Mécanisme de cette approche – un flux informationnel ininterrompu, sur tous les fronts et à destination de toutes les audiences, renforcé par la menace nucléaire et complété par la dissuasion qui vise à influencer l’adversaire de tenter une agression, à obtenir une désescalade ou à imposer la volonté de la Russie avec le moins de violence possible.

Cette approche stratégique unit les outils nucléaires, conventionnels et cybernétiques dans un mécanisme intégré est mise en application par la Russie en Ukraine et au Moyen-Orient.

LE CARACTERE NOVATEUR DE L’APPROCHE STRATEGIQUE RUSSE

Le concept de ruse est une composante fondamentale de l’art militaire russe dès l’époque tsariste. La « ruse militaire » désigne un comportement qui consiste à exploiter les faiblesses et éviter les forces de l’adversaire : stratégie d’asymétrie.

Dans les années 1980, les soviétiques conceptualisent la notion d’asymétrie pour contrer la défense stratégique des Etats-Unis. Les auteurs russes évoquent la « guerre hybride » pour désigner la manière occidentale de faire la guerre et non la leur mais en 2017, le général Guerasimov exprime des réserves quand à l’emploi de ce terme pour décrire la stratégie et le comportement opérationnel des Occidentaux.

La pensée stratégique russe reflète la mentalité et la tradition intellectuelles russes – l’approche holiste embrasse une vue globale et décrit chaque élément en interaction constante avec les autres. Si en Occident existe une césure entre temps de paix et temps de guerre, la stratégie russe innove par sa continuité sans distinction d’un temps de paix et d’un temps de guerre.

. l’approche repose sur une stratégie de coercition : rupture avec le paradigme de la Grande guerre qui dominait jusqu’alors la pensée russe

. le rôle assigné à la guerre informationnelle

Eléments de la stratégie russe -

. la « suffisance raisonnable » illustre la conduite de la Russie en Syrie montre que la stratégie et l’emploi des forces russes ie fait de rechercher un résultat politique maximal en maintenant l’engagement militaire au strict minimum ; l’association de divers outils de coercition limite chaque forme d’influence, forme supplée par les autres

. Moscou suppose que dans toute confrontation il y a une asymétrie entre ses intérêts fondamentaux et ceux des adversaires occidentaux ; de facto, la crédibilité de la Russie en termes de dissuasion penche en sa faveur

. Moscou dans les périodes de crise fait preuve de rapidité dans le cycle décision-exécution et d’efficacité dans l’emploi de ses forces dans le cadre opérationnel

. le contrôle politique permanent sur la formulation et l’exécution de la stratégie militaire assure l’utilité de l’usage de la force, entretien la relation dialectique entre fins et moyens – logique clausewitzienne

LIEN ENERGIE ET SECURITE

La Russie est un des rares pays capables de porter une grande stratégie, ie l’application de la puissance nationale afin d’atteindre ses objectifs de sécurité nationale et ce, même si en Ukraine elle mène une guerre limitée ie opérations visant à affaiblir l’adversaire de manière temporaire. Si le conflit, anachronique au regard des défis que la Russie doit relever pour s’adapter à la mondialisation, révèle un savoir-faire de la Russie en matière politico-diplomatique, elle ne dissipe pas les interrogations sur son positions international.

Années 2000 -

Poutine est en quête de prestige international, prestige perdu dans les années Eltsine, grâce à la reconstitution d’un outil militaire crédible grâce à la renationalisation du secteur énergétique privatisé suite à l’effondrement de l’URSS. Apparaît alors la problématique du pouvoir de la Russie à contester l’ordre international hérité de la fin de la guerre froide.

Dès septembre 2011, Alexeï Koudrine, ministre des Finances, dénonce le lien entre les revenus énergétiques russes et la politique de sécurité, considérant que le niveau de dépense militaire est incompatible avec la modernisation économique du pays.

De facto, la politique énergétique de la Russie s’inscrit dans une culture stratégique de défense.

. 2010 – exportations russes : le brut représente 34 %, le pétrole raffiné 20 %, le gaz naturel 12 %, le charbon 2 %, le reste 2 %

. 2012 – exportations russes : le gaz représente 5 % des revenus du budget fédéral

La chute du baril en 2009 s’illustre par une perte de plus de dix points du PIB – à souligner que la Russie exerce une influence limitée sur la structuration des marchés et la fixation des prix. La Russie de 2009 à 2013 connaît une diminution de ses revenus gaziers en raison de la baisse de la demande européenne et la concurrence du gaz liquéfié.

+ difficultés à appliquer une réforme fiscale destinée à encourager les investissements

+ relations Gazprom et Rosneft : le groupe dirigé par Igor Setchine conteste le monopole de Gazprom dans le secteur gazier

L’annexion de la Crimée provoque un isolement diplomatique de la Russie qui tente d’ériger un front anti-occidental. En mai 2014, Moscou et Pékin signent un accord l’approvisionnement en gaz à partir de 2018 d’un montant de 400 milliards de dollars. L’objectif de Moscou est de dissiper le sentiment d’isolement de la Russie et trouver de nouveaux financement et enclencher l’exploration de l’Extrême-Orient russe.

Rappels -

Le militarisme russe plonge ses racines dans l’Histoire de l’État russe, par peur de l’encerclement et des invasions venant de l’Ouest.

. 1812 – Alexandre Ier accueille Napoléon : « Sire, je hais les Anglais autant que vous », le tsar conduit une stratégie qui combine opérations militaires et actions diplomatiques destinée à transformer la Russie et la mettre au coeur de la sécurité européenne. La Russie remporte la guerre patriotique magnifiée par Tolstoï dans Guerre et Paix.

. 1855 – La Russie de Nicolas Ier subit en Crimée une défaite face aux Ottomans, aux Français et aux Britanniques : ressentiment profond à l’égard de l’Occident chrétien allié des Ottomans.

. 1941- Le déclenchement de l’opération Barberousse prend Staline par surprise. Il entend alors d’instaurer un contrôle total du littoral de la mer Noire et de l’embouchure du Danube.

Les années Eltsine sont vécues comme un déclassement géopolitique marquée par l’humiliation de la guerre de Tchétchénie et les frappes de l’OTAN en ex-Yougoslavie : l’OTAN depuis demeure au coeur des préoccupations stratégiques de Moscou.

En juin 2002, les Etats-Unis se retirent du traité ABM introduisant un facteur de déstabilisation stratégique aux yeux de Moscou bien que le nucléaire demeure sa principale garantie de sécurité. Après le 11 septembre, il faut noter que la Russie utilise le contre-terrorisme pour se rapprocher des Etats-Unis et des pays européens. La prise d’otages de Beslan en septembre 2004 permet de favoriser un traitement militaire du terrorisme.

Alors que les pays européens baissent leurs budgets militaires passant de 4 % à 1 % du PIB, la Russie au cours des 15 dernières années augmente le sien à 4 % de son PIB – PIB qui connaît une forte augmentation jusqu’en 2012. La Russie occupe le troisième rang mondial en termes de dépenses militaires après les Etats-Unis et la Chine entendu qu’elle veut effacer le déclassement international des années Eltsine. L’intervention en Géorgie en 2008 illustre la volonté de Moscou d’être reconnue puissance dominante au Caucase et marque un coup d’arrêt aux projets d’élargissement de l’OTAN.

Remarques -

. l’objectif de la Russie : modifier l’ordre de sécurité post 1991

. le mode opérationnel de l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass révèlent les capacités et les limites de l’outil militaire russe face à des Etats démilitarisés.

. grâce à la Crimée, la Russie renforce sa stratégie d’accès, sa présence en Méditerranée et tente de rééquilibrer ses relations avec la Turquie et l’Iran

REPOSITIONNEMENT INTERNATIONAL DE LA RUSSIE ?

La fin de la civilisation soviétique brouille le positionnement international de la Russie qui ne vit qu’autour de la Guerre… C’est la « grande Guerre patriotique » qui se rejoue en Ukraine et qui produit des réflexes identitaires. Moscou considère que sa victoire sur le nazisme lui confère une supériorité morale dans les relations internationales – en 2014, Poutine signe une loi qui criminalise certaines interprétations de la Guerre 39-45 afin de protéger la mémoire de l’État stalinien – gonflement du mythe soviétique de la guerre, on minore l’Holocauste et l’idéologie des Droits de l’Homme perçues comme des instruments de la guerre idéologiques que mène l’Occident décadent, mobilisation des moyens de communication traditionnels et des réseaux sociaux. Les évènements en Ukraine sont analysés comme un mouvement anti-russe et par conséquent « nazi ». Poutine renoue avec la tradition historique du messianisme et de l’impérialisme considérant deux menaces : l’extrémisme religieux et l’effacement des identités nationales du fait de la mondialisation.

Poutine construit un discours idéologique souverainiste et stato-centré par opposition au libéralisme politico-économique des Occidentaux. Problème : si la Russie continue dans cette voie anti-occidentale, elle se mettra en position d’inférieure par rapport à la Chine. A noter que Poutine ne dispose pas d’un leadership suffisant pour créer de nouveaux systèmes d’alliance à l’international, la Russie demeure dans une posture défensive à l’égard des transformations globales.

Dr LV